ENCORE VOUS, IMOGÈNE ?
ROMAN POLICIER HUMORISTIQUE
Imogène McCarthery.
Sergent Archibald McClostaugh, chef de la police de Callander.
Constable Samuel Tyler.
Andrew Copland, superintendent de la police du Comté de Perth.
Keith McDougall, directeur du collège Pemberton.
Moira, sa femme,
Owen Rees, professeur d'anglais.
Maureen McFadden, professeur de français.
Elspeth Whitelaw, professeur de physique et de chimie.
Gordon Baxter, professeur de culture physique.
Flora Pritchel, professeur de dessin.
Dermot Stewart, professeur d'histoire et géographie.
Norman Fullerton, professeur de civilisation britannique.
Alison Kyle, élève de Pemberton.
Gerry Lymb, élève de Pemberton.
Hamish, Gregor, Alexander Kyle, père d'Alison.
Et les personnages familiers de Callander.
PROLOGUE
Depuis qu'il était en âge de penser, Norman Ful-lerton regrettait de n'avoir pas vu le jour en Ecosse. Fils de professeur, il s'engagea sur la même voie que son père avec l'idée bien arrêtée, une fois ses diplômes conquis, d'aller enseigner chez les Ecossais. D'un tempérament appliqué, il parvint à son but. Ses travaux personnels lui auraient assuré une place dans n'importe quelle université britannique mais, poète tout entier attaché à son rêve, Norman choisit de professer dans les collèges les plus éloignés des grands centres urbains, ceux où l'on pouvait se sentir le plus étroitement en contact avec la vieille terre des Highlands. C'est ainsi qu'en cette année 1962, il faisait son cours aux élèves du collège Pemberton, dans le comté de Perth.
Marcheur infatigable, Fullerton usait ses heures de loisir en de longues excursions qui le promenaient à travers la lande sur les traces des légendes qui semblent sourdre naturellement du sol. Parmi les petites villes se trouvant dans son rayon de marche, il découvrit et aima particulièrement Callander où il avait lié amitié avec Ted Boolitt, le propriétaire du Fier High-
îander. Ce dernier ne s'était pas privé de lui parler de son héroïne particulière, gloire de la cité, Imogène McCarthery. La grande Ecossaise vivait, pour l'heure ses derniers jours londoniens. Atteinte par la limite d^ge, elle devait prendre sa retraite et quitter son emploi de chef de bureau à l'amirauté. On espérait — du moins ses amis — qu'elle reviendrait au pays natal pour y vieillir et y mettre un peu d'animation. En bref, Ted en raconta tant et tant que Norman Fullerton se persuada qu'il ne connaîtrait vraiment l'Ecosse que le jour où il aurait rencontré Imogène McCarthery.
Ce soir-là, Norman avait longuement veillé pour achever la correction des épreuves de son ouvrage sur John Knox. Il aimait ces heures silencieuses où, dans le collège, tous, depuis le directeur jusqu'à la dernière femme de charge, dormaient d'un sommeil réglementaire et réparateur. Il lui semblait alors qu'il assimilait plus profondément la poésie de l'Ecosse. Avant de se coucher, il Voulut boire un verre d'eau et s'aperçut que sa carafe était vide. Il la prit pour aller la remplir dans la salle de bains, au bout du couloir. Etouffant autant que possible le bruit de sa marche, Fullerton avançait précautionneusement sur le tapis. Il fut surpris de voir de la lumière filtrer sous la porte d'un de ses collègues. Il imaginait être le seul à veiller si tard. Il s'apprêtait à frapper ches ce compagnon d'insomnie pour lui souhaiter bonne nuit lorsqu'il attrapa l'écho d'une discussion qui, malgré le soin qu'on mettait à en assourdir les éclats, lui parut âpre. Il n'était pas courant qu'on parlât sur ce ton à Pemberton et, bien que de nature discrète, Norman, surpris, retint son souffle pour écou-
ter ce qui se disait. Ce qu'il entendit alors le frappa de stupeur. Une haine sans pardon paraissait animer les deux interlocuteurs et Fullerton ne songea pas un instant à rire des menaces de mort échangées. Il les devinaient vraies, sincères. Dès ce moment-là, Norman sut que quelqu'un mourrait de mort violente à Pemberton. Il décida de s'écarter très vite et de rentrer chez lui, mais l'émotion le paralysait littéralement, il dut faire un gros effort pour regagner sa chambre. Il ne l'avait pas encore atteinte lorsqu'il entendit s'ouvrir une porte dans son dos. Il se força à ne pas se retourner mais il sentit qu'on regardait sa silhouette et qu'on le reconnaissait sans doute. Peut-être que s'il ne se retournait pas, on penserait qu'il n'avait rien entendu...
Allongé dans son lit, en dépit de l'obscurité et de l'heure, Norman Fullerton ne parvenait pas à trouver le sommeil. Comment dormir quand on est au courant des préparatifs d'un meurtrier? Et que tenter pour contrecarrer les desseins du meurtrier? Le directeur prévenu s'indignerait, ayant admis, une fois pour toutes, que son collège n'abritait que des ladies et des gentlemen; il ne voudrait rien entendre. La police lui rirait au nez en lui conseillant de veiller à sa nourriture vespérale à seule fin d'éviter les cauchemars. Désespéré de son impuissance, Fullerton se tournait et se retournait sur sa couche quand, soudain, il pensa à cette Imogène McCarthery dont Ted Boolitt lui avait parlé avec tant de flamme et qui, si elle répondait seulement à la moitié de ce qu'on racontait d'elle, saurait ce qu'il conviendrait de faire pour empêcher le crime qui se tramait.
CHAPITRE PREMIER
Le superintendent Andrew Copland trouvait la vie belle. Il avait, pour cela, bien des raisons. D'abord, n'ayant pas atteint la cinquantaine, il s'estimait encore jeune, d'autant plus qu'il jouissait d'une santé parfaite et que sa femme Maggie, après vingt années de mariage, continuait à le tenir pour un homme supérieur; ensuite, parce que son fils David travaillait fort bien au collège Pemberton et qu'on pouvait raisonnablement penser qu'un jour il décrocherait son diplôme de médecin; enfin, parce qu'il savait devoir être nommé chief-superintendent d'ici un ou deux ans. Et comment ne pas ajouter à ce tableau réconfortant que Copland habitait Perth, la « jolie ville » par excellence? De la fenêtre de son bureau de Tay Street, il voyait couler la Tay entre le pont de Perth et celui de la Reine. De l'autre côté de la rivière s'étalaient les quartiers champêtres où Maggie préparait le repas de son époux. Le superintendent, qui ne faisait point de complexe, s'estimait un des hommes les plus heureux d'Ecosse et en rendait volontiers grâce au Seigneur.
Le calme régnant dans ce comté de Perth dont il
dirigeait la police, Copland — n'ayant jamais rien de particulièrement pressé à faire — rêvait à son avenir qui lui apparaissait sous des couleurs si favorables qu'un léger sourire illuminait son visage que la pâtisserie familiale commençait à empâter. En frappant à la porte du bureau, le planton Thomas Johnson arracha le superintendent à l'agréable torpeur où il s'enlisait. Il se secoua avant de crier:
— Oui?
Johnson annonça qu'un sergent de police se présentait à l'audience que le superintendent lui avait accordée. Copland jeta un coup d'ceil sur son agenda et s'aperçut, en effet, qu'il avait accepté de recevoir à ce jour et à cette heure un certain Archibald McClostaugh, responsable de l'ordre public à Callander.
— C'est bon, qu'il entre...
Quelques secondes plus tard, le superintendent voyait s'encadrer sur le seuil une sorte de géant vêtu de l'uniforme des constables de Sa Gracieuse Majesté et exhibant une étonnante barbe rouge qui s'étalait sur sa poitrine comme une prodigieuse tache de sang. Le nouveau venu claqua les talons devant son supérieur en se présentant:
— Sergent Archibald McClostaugh, de Callander, sir!
— Heureux de vous voir, sergent. Asseyez-vous...
— Avec votre
permission, sir...
Cérémonieux, McClostaugh ôta son casque, le tint
sur son bras replié et se posa d'une fesse respectueuse sur le bord du fauteuil où on l'invitait à prendre place.
— Alors,
sergent, quelque chose qui ne va pas à
Callander?
— Tout va très bien pour l'instant, sir.
— Parfait! La population a bonne mentalité?
— De tout premier ordre, sir.
— Combien d'adjoints?
— Un seul, sir. Le constable Samuel Tyler.
— Content de lui?
— C'est un modèle pour les jeunes, sir.
— Excellent tout cela, hein? Alors, que désirez-vous me demander?
— Mon changement immédiat d'affectation ou, si la chose n'est pas possible, ma mise à la retraite anticipée.
Incrédule, Copland regarda son visiteur.
— Je ne pense pas que vous vous permettez de plaisanter, sergent?
— Oh! non, sir!
— Votre santé vous donnerait-elle des soucis?
— Pas le moins du monde, sir, je vous remercie.
— Alors, je ne comprends pas? Vous-même soulignez que Callander est un poste excellent, que votre adjoint est parfait... Vous ne vous plaisez plus à Callander?
— J'apprécie énormément cette région, sir, et ce sera un véritable crève-cœur pour moi que d'en partir.
— Eh bien! restez-y!
— Impossible, sir, je ne tiens pas à finir dans un asile psychiatrique vêtu d'une camisole de force!
— Qu'est-ce que
vous me chantez là, sergent?
Andrew Copland n'aimait pas ne pas comprendre
et quand il ne comprenait pas, il soupçonnait toujours son interlocuteur de se moquer de lui. Son ton se fit plus sec.
— Si vous voulez que je ne vous considère pas
comme un mauvais plaisant, McClostaugh, je vous conseille vivement de vous expliquer!
Le sergent s'imposa un visible effort pour raffermir sa voix et réprimer le tremblement qui l'agitait.
— Sir... avez-vous entendu parler d'Imogène Mc-Carthery?
— Imogène McCarthery?... Ce nom me dit quelque chose... Ah! n'est-ce pas cette étonnante personne qui a purgé Callander d'un nid d'espions1 et, il y a un an ou deux, aidé la police criminelle de Glasgow à élucider un crime demeuré impuni jusqu'alors2?
— Exactement, sir... C'est une rouquine infernale! Dès qu'elle apparaît dans notre paisible Callander, il y a des cadavres et tout le monde est en émoi. Mon adjoint Tyler vieillit à chaque fois de plusieurs années et moi, je frôle les limites de la démence! Je ne peux plus la supporter, sir, pas même la voir sans risquer de tomber en convulsions!
Stupéfait, Andrew se rendit compte de la sincérité de son vis-à-vis; ce géant était littéralement secoué par la seule évocation du nom de Miss McCarthery...
— Il y a une chose que je ne saisis pas très bien, sergent... Cette personne que vous semblez redouter si fort n'habite pas à Callander?
— Non, sir. Elle vit à Londres où elle travaille... à l'Amirauté, je crois.
— Alors?
Le ton d'Archibald McClostaugh tourna à l'hystérie.
1 Voir Ne vous fâchez pas, Imogène! (même auteur, même collection).
1 Voir Imogène est de retour (même auteur, même collection).
revient enten jrs-ci |
— Alors, elle prend sa retraite, sir! Elle s'installer définitivement à Callander! Vous dez, sir? Dé-fi-ni-ti-ve-ment! On l'attend ces jo et moi, je préfère m'en aller avant qu'elle n'arrive!
— En somme, vous me demandez la permission de déserter?
— Je ne sais pas... Je ne sais plus, sir... Tout ce que je souhaite, c'est de ne plus me retrouver en sa présence... Je vous en supplie, sir, je ne veux pas devenir fou! Ou commettre un meurtre! Je ne souhaite pas finir pendu, sir!
— Un meurtre?
— Je la tuerai, sir! Je sens que je la tuerai!
Du coup, Andrew Copland, que rien ni personne n'avait jamais pu irriter, s'emporta:
— Taisez-vous!
Son ordre fut lancé avec une telle violence que l'écho en traversa le mur et intrigua les inspecteurs qui travaillaient sur leurs dossiers dans une pièce voisine. Copland, un peu honteux de son manque de sang-froid, reprit plus normalement:
— Taisez-vous sergent! Je ne veux pas avoir entendu ce que vous avez dit. Combien d'années de service avez-vous?
— Vingt-six, sir.
— Et au bout de vingt-six ans, vous fuyez devant une femme?
— Mais quelle femme, sir!...
— Si j'ai bonne mémoire, il ne me semble pas que Miss McCarthery ait été poursuivie pour quoi que ce soit?
— Au contraire, sir, elle a été félicitée.
— Et vous redoutez une bonne citoyenne du Royaume-Uni? Rentrez vite à Callander, sergent
McClostaugh, et si vous êtes croyant, adressez une petite prière au ciel pour que j'oublie votre démarche ridicule! Vous pouvez disposer!
Archibald se leva péniblement. Debout, devant le superintendent, il hésitait, partagé entre son angoisse et son sens du devoir, du respect de la discipline.
— Sir?...
— Quoi encore?
— Callander est déjà en effervescence depuis qu'on y a appris son retour définitif.,.
— Raison supplémentaire pour veiller plus attentivement à l'ordre, sergent, et ne plus quitter votre poste pour des motifs futiles!
McClostaugh remit son casque, joignit les talons, salua et sortit du bureau du superintendent comme les pécheurs condamnés à l'enfer sortiront du céleste tribunal où Dieu le Père jugera leurs bonnes et mauvaises actions.
Dehors, McClostaugh s'en fut s'accouder au parapet dominant la Tay. S'il n'avait éprouvé une aussi profonde aversion à l'égard de l'eau, il se serait peut-être jeté dans la rivière pour n'avoir jamais rien à faire avec l'abominable Ecossaise aux cheveux rouges. Seulement, étant allergique à l'eau, Archibald se dirigea vers le bar L'Opossum et le Clergyman qui ouvrait ses portes afin d'y ingurgiter suffisamment de Johnnie Walker pour oublier que Callander bouillonnait en attendant l'arrivée de Miss McCarthery.
Et c'était vrai que Callander commençait à bouillonner en se souvenant d'un passé récent et en spéculant sur un avenir que chacun s'accordait à devoir sortir de l'ordinaire. Lorsque Rosemary Elroy qui, avant de servir de femme de ménage à Imogène, lui
avait servi de nourrice à la mort de sa mère, avertit son époux Léonard du prochain retour deMissMcCar-thery au pays pour y vivre le reste de ses jours, le bonhomme communiqua la nouvelle à son vieux copain Fergus Mclntyre, le garde-pêche, et par ce dernier on fut vite au courant au Fier Highîander où Ted Boolitt, le patron, offrit une tournée à se§ clients du moment pour célébrer l'événement, tandis que sa femme Margaret, enfumée dans sa cuisine, menaçait Dieu de se faire papiste si la maudite Imogène semait encore le trouble et la zizanie dans les honnêtes ménages de Callander.
Quand il sut la chose, Jefferson McPuntish, propriétaire de l'hôtel du Cygne Noir, envisagea de vendre à perte son établissement. Elisabeth McGrew, l'épicière, avertit solennellement son mari William que s'il se permettait la moindre familiarité envers la rouquine, elle se suiciderait aussitôt et sous ses yeux! McGrew répondit à sa femme qu'elle serait bien inspirée de ne pas le tenter. Dès qu'on les eut prévenues, Mrs. Plury, Mrs. Frazer et Mrs. Sharpe se précipitèrent chez le révérend Haquarson et le saint homme commit le péché mortel de douter de la bonté particulière de l'Eternel envers l'Ecosse en général et Callander en particulier. Quant au docteur Elscott, on lui révéla la prochaine venue de Miss McCarthery alors qu'il se trouvait au chevet de Mrs. Eleanor Mur-ray souffrant d'une bronchite tenace. Le médecin en fut si troublé qu'il prit le pouls de Jason, le mari de la malade, au lieu de prendre celui de sa femme. Depuis lors, les Murray le soupçonnèrent de ne pas exercer son métier très sérieusement.
Inquiet, le constable Samuel Tyler ne cessait d'arpenter Callander dans tous les sens pour surveiller la
montée de la fièvre. Si, comme son supérieur direct, Samuel redoutait les hypothétiques initiatives d'Imo-gène, il ne pouvait s'empêcher d'éprouver une solide affection à son endroit. Ils étaient, elle et lui, à peu près du même âge et avaient joué ensemble dans leur jeunesse tandis que McClostaugh n'était, après tout, qu'un étranger venu des Lowlands. Et Tyler avait si souvent aidé le capitaine McCarthery, père d'Imogène, à réintégrer sa maison lorsque le whisky lui brouillait l'entendement au point de le rendre incapable de retrouver son chemin... Ce sont là des souvenirs qui attachent... Le constable prêtait l'oreille aux conversations, notait les remarques, répondait de façon évasive aux questions qu'on lui posait et, finalement, concluait que rien n'avait changé. Les amis de Miss McCarthery lui demeuraient fidèles tandis que ses ennemis ne désarmaient pas.
Pendant que les esprits s'agitaient à Callander, la cause de cet énervement, Imogène McCarthery, s'apprêtait à quitter son petit appartement de Paulton's Street, dans Chelsea, pour sa dernière visite à l'Amirauté afin d'y prendre congé de ses collègues. Malles faites, valises bouclées, la chambre prenait cet air funèbre des pièces inhabitées. Imogène se sentait le cœur un peu gros. C'est toujours dur de rompre avec des habitudes vieilles de plus qu'un quart de siècle. Elle avait gardé pour le dernier instant la tâche de ranger soigneusement dans son gros fourre-tout qu'elle garderait avec elle, la photographie de feu son père — le capitaine Henry-James-Herbert McCarthery, ex-capitaine de l'Armée des Indes — celle de l'inspecteur Douglas Skinner, mort en service commandé, et qui aurait dû devenir son époux, enfin la
gravure représentant son héros favori, Robert Bruce, à la veille de la bataille de Bannockbum. Ayant enfoui ses dieux lares parmi les lainages afin qu'ils ne subissent aucun dommage par suite des aléas du voyage, Imogène se redressa et, se regardant dans la glace, estima qu'elle n'avait pratiquement pas changé depuis le jour lointain où elle avait couché pour la première fois dans cet appartement. Toujours aussi plate par-devant que par-derrière, elle n'avait pas perdu un pouce de sa taille et ses cheveux rouges se refusaient à tourner au gris. Mais, quoi! le règlement est le règlement. La Couronne croyait pouvoir se passer désormais des services de Miss McCarthery? Grand bien lui fasse! D'ailleurs, comment pourrait-on s'étonner de l'ineptie des lois inventées par des Anglais?
Pour la dernière fois, Imogène referma derrière elle la porte de son appartement afin d'effectuer le trajet qu'elle avait couvert, jour après jour, vingt-cinq années de suite, même pendant la guerre. Au bas de l'escalier, sa propriétaire, Mrs. Horner, la guettait. Les deux femmes, brouillées pendant les hostilités, avaient rivalisé de courage durant le blitz pour ne pas céder le pas l'une à l'autre. Elles ne s'étaient réconciliées qu'après la victoire.
— Comment allez-vous, Mrs. Horner?
— Comment allez-vous, Miss McCarthery?
Et Mrs. Horner éclata en sanglots. Emue, l'Ecossaise lui tapota affectueusement l'omoplate.
— Allons,
allons, Mrs Horner... qu'est-ce qui vous
arrive?
Reniflant, l'Anglaise hoqueta:
— J'ai de la peine à l'idée de ne plus vous voir...
On ne s'entendait pas toujours, mais je vous estimais, Miss...
— Moi aussi, Marjorie...
Pour la première fois, l'Ecossaise appelait la propriétaire par son prénom. Celle-ci en fut encore plus profondément bouleversée et jura à Imogène qu'elle rie l'oublierait jamais. Elle se demandait comment même elle s'y prendrait pour continuer à vivre normalement en ne rencontrant plus matin et soir sa locataire...
— Calmez-vous,
Marjorie... Vous viendrez me ren
dre visite à Callander; vous vous y reposerez et nous
pourrons parler du bon vieux temps.
Apaisée par cette perspective, Mrs. Horner parut reprendre goût à la vie et, pour assurer son complet rétablissement moral, elle invita Imogène à venir chez elle boire une goutte de gin, ce que l'Ecossaise ne crut pas devoir refuser.
A L'Opossum, et le Clergyman, Archibald McClos-taugh, déjà sérieusement imbibé, prenait le patron du bar pour confident de ses angoisses à l'idée du retour définitif, dé-fi-ni-tif, d'Imogène McCarthery, à Callander. Le tenancier commença par enlever la bouteille de whisky avant de dire:
— Si vous
désirez connaître mon opinion, sergent,
je vous conseillerais de renoncer au whisky pendant
un certain temps, juste pour vous désintoxiquer.
Tant d'incompréhension écœura Archibald.
— Mais vous ne
comprenez donc pas que cette
femme, avec ses cheveux rouges, c'est une diablesse?
Qu'elle me torture nuit et jour? Qu'elle veut me faire
enfermer?
Le patron hocha la tête avec tristesse et McClos-
taugh, complètement dégoûte, régla ce qu'il avait bu et fila prendre son train, se répétant que l'homme serait toujours un loup pour l'homme et qu'il était bien vain pour un honnête sergent de Sa Gracieuse Majesté d'attendre le moindre réconfort de ses semblables. Le propriétaire de L'Oppossum et le Clergy-tnan — Reginald Horsburg — confia à un de ses plus vieux habitués:
— Vous me croirez, je l'espère, Harold, si je vous dis qu'en trente ans de métier j'ai rencontré toutes sortes d'ivrognes en proie à toutes sortes de hantises. D'habitude, ils voient des bêtes leur courir sur le corps ou bien ils distinguent des éléphants roses ou des souris bleues, mais c'est la première fois qu'il m'est donné d'en entendre un qui voit des femmes à cheveux rouges...
Après avoir bu le gin, Mrs. Horner n'entendit point laisser partir sa chère Ecossaise et l'invita à un lunch des plus sommaires mais offert de la meilleure grâce du monde. Les deux femmes mangèrent donc en tête à tête, tout en vidant force verres de bière qui les mirent de bonne humeur. On entendit l'écho de leurs rires jusque dans la rue, ce qui ne manqua pas de surprendre et de choquer de la part de personnes aussi respectables. A deux heures, ayant remercié son hôtesse pour sa généreuse hospitalité, Miss Mc-Carthery emprunta une fois encore le trajet habituel la menant à l'Amirauté.
Lorsqu'elle entra dans son bureau personnel à l'Amirauté, Imogène découvrit une profusion de fleurs dont les bouquets étaient ceints de rubans écossais aux couleurs du clan des McGregor, son clan. Touchée aux larmes par cette gentille attention, Imogène pénétra dans la vaste pièce où travaillaient
ses sous-ordres dont elle avait vu arriver la plupart, jeunes et pétulantes, et qu'elle quittait dames mûres, certaines avec les cheveux gris et la couperose apparente. A son entrée, elles se levèrent et entonnèrent le vieux chant: Ce n'est qu'un au revoir... Attiré par le bruit, le chef de service, Aneurin Archtaft, le Gallois, qui s'était si souvent querellé avec l'Ecossaise et qui, lui-même, prendrait sa retraite un an plus tard, se montra. Il se gratta un peu la gorge, car même après vingt-cinq années passées auprès d'elle, Imogène continuait à l'intimider. Au nom de tout le personnel de son service, il lui adressa un gentil discours où il lui dit l'affection de tous en dépit de son fichu caractère et de son obstination à considérer les Anglais, les Gallois et les Irlandais pour des races arriérées. Il lui rappela en quelques mots leurs disputes d'autrefois et sut amuser les nouvelles venues ne connaissant la saga d'Imogène McCarthery que par ouï-dire, pn souvenir, il lui remit une très jolie statuette en ivoire de Marie Stuart. L'Ecossaise sentit sa gorge se serrer mais elle se refusait à montrer de la faiblesse devant ces Anglaises et ce Gallois. Lorsque ce fut à son tour de prendre la parole pour les remercier, elle commença par remarquer que pour un Gallois, Aneurin Archtaft s'exprimait bien. On rit, mais quand elle fit allusion aux années vécues dans les bureaux de l'amirauté, elle ne put retenir ses larmes. On la consola et Janice Archtaft remarqua gentiment:
— Qui aurait
cru, jadis, que vous pleureriez lors
qu'il vous faudrait quitter l'Angleterre
pour regagner
votre Ecosse?
Retrouvant sa superbe, Miss McCarthery répliqua:
— On a bien le droit d'avoir de la peine à la pers-
pective de quitter définitivement une colonie où Ton a passé trente-cinq ans de sa vie, non?
William McGrew, l'épicier, tenait Sam Tyler coincé dans l'angle que faisait sa maison et celle de Mrs. Pinkerton, la mercière, et lui assurait:
— Dommage que
vous soyez de service, Sam, j'au
rais eu plaisir à vous offrir un whisky ou un gin!
— Pourquoi?
C'est votre fête? Votre anniversaire?
William, homme paisible, que seule sa
femme
Elisabeth parvenait à mettre en colère, secoua la tête.
— Rien de tout cela, Sam... Mais j'ai appris la plus merveilleuse nouvelle du monde: Imogène McCarthery revient pour toujours au pays!
— Et alors?
— Comment ça, et alors? J'envisageai, non sans inquiétude, l'obligation de vieillir au côté de Mrs. MacGrew qui ne s'améliore pas en vieillissant, vous pouvez m'en croire, mais le retour de notre Imogène change tout!
— Pourquoi?
— Mais parce qu'avec elle, mon vieux, on est sûr qu'il se passera toujours quelque chose et que l'existence à Callander cessera d'être monotone !
C'était bien justement ce que Samuel Tyler redoutait.
Ses cadeaux sous le bras, Imogène s'apprêtait, le cœur un peu gros, à quitter l'Amirauté, lorsqu'on la prévint que sir David Woolish l'attendait. Flattée que l'un des grands patrons tint à lui souhaiter une retraite paisible, Miss McCarthery gagna le bureau de sir David où elle fut tout de suite introduite.
— J'apprends, Miss McCarthery, que vous nous abandonnez?
— Pas de mon plein gré, sir, mais le règlement...
—Je ne puis croire que vous soyez atteinte par la limite d'âge?
— Je ne le crois pas non plus, sir, et pourtant...
— Vous vous retirez à Callander?
— Mon pays natal, sir. Je prends le train ce soir-même.
— Nous vous regretterons, Miss McCarthery...
— Merci, sir...
de mon côté-
Mais elle ne put en dire davantage et perdit toute
dignité au point de sangloter devant un Anglais. Sir David Woolish, attendri, la réconforta de son mieux:
— Je vous
comprends, Miss McCarthery... mais,
hélas! nous sommes tous soumis aux mêmes lois. Je
reconnais que pour quelques-uns, c'est absurde de les
contraindre à l'inactivité alors qu'ils sont en pleine
possession de tous leurs moyens...
Plus encore que les paroles consolatrices du grand patron, l'idée de ce que pouvaient penser son père ou, remontant plus haut dans le temps, Robert Bruce, en la voyant en si piteuse posture, la revigora et lui rendit son empire sur elle-même.
— Je vous prie
de m'excuser, sir, pour cet instant
de faiblesse dont je suis honteuse, mais, cependant,
c'est le premier en vingt-cinq ans de service ! J'espère
que vous aurez la bonté de l'oublier...
Woolish sourit.
— Indomptable Miss McCarthery... Ah! si tout le Royaume-Uni était peuplé de gens comme vous, nous serions encore la première nation du monde!
— Permettez-moi de penser, sir, que si Bonnie Prince Charlie n'avait pas été vaincu à Culloden...
— Les Ecossais auraient su conserver au Royaume-Uni cette première place?
— J'en suis persuadée, sir!
Sir David rit franchement.
— Surtout, ne changez jamais, Miss McCarthery! Restez telle que vous êtes...
— Il n'y a pas de raison pour que je change, sir.
— C'est exact... Je vous ai priée de venir me voir, Miss, non seulement pour vous offrir mes vœux de bonne santé, mais aussi pour vous demander si, le cas échéant, nous pourrions encore compter sur vous en vue de nous rendre quelques services du genre de celui que vous nous avez rendu il y a quelques années à propos du vol du B-1281?
Le cœur d'Imogène se mit à battre la chamade.
— Vous voulez dire... pour lutter contre les espions.
— C'est exactement ce que je veux dire.
— Oh! oui!
— J'étais certain que vous accepteriez... Je vais vous prier de retenir un numéro de téléphone... FRE 99-99... c'est là qu'habite Mr. Sweeney... James Sweeney. Si, pour une raison ou pour une autre, vous aviez besoin d'entrer en communication avec moi, vous téléphoneriez à ce James Sweeney pour lui apprendre que vous Souhaiteriez parler à son père... Je me porterai alors en ligne... Vous ne prononcerez pas de nom... Vous annoncerez simplement que c'est Imogène qui parle et je répondrai: « Ici Charles, je vous écoute... » C'est bien compris? Bien enregistré?
Contrairement à ce qui a lieu d'ordinaire pour ceux qui partent à la retraite, Imogène McCarthery parut — aux gens qui eurent l'occasion de la voir ce soir-là — rajeunie de dix ans. Mrs. Horner elle-même n'en crut pas ses yeux et ne put que s'exclamer:
1 Ne vous fâchez pas, Imogène!
— Bonté divine! Que vous arrive-Ml, Miss McCar-
thery?
L'Ecossaise rugit plus qu'elle ne dit:
— Rien n'est
fini! Tout recommence! Mrs Hor-
ner, apprêtez-vous! Mon train ne partant
qu'à 10 h 30,
nous allons porter mes
valises jusqu'à la consigne de
la gare de Euston, puis je vous emmènerai dîner
dans un restaurant écossais de Bloomsbury où l'on
sait préparer la cuisine des Highlands.
Marjorie Horner accepta d'enthousiasme mais tint absolument à ce que sa chère Imogène l'aidât à terminer son flacon de gin avant de se retirer pour se changer.
Elles firent l'une et l'autre honneur au repas. Elles commencèrent par un fish custard (des filets de haddock servis avec un lait de poule, un zeste de citron), continuèrent par un Kiker's Hot Pot où se mélangeaient hardiment un jarret de veau, des saucisses de porc, des tomates, des pommes de terre, des pommes, des oignons, du sel et du poivre, et terminèrent par un Granny's Loaf, extraordinaire amalgame de farine, de sucre, de beurre, de raisins de Smyrne, d'oeufs, de clous de girofle, de graines de carvi, de cannelle, de lait et de bicarbonate de soude qu'il est matériellement impossible à un être humain de digérer s'il n'est pas né au-delà de l'embouchure de la Tweed. Mrs. Horner, qui avait vu le jour à Leeds, faillit en trépasser et on dut lui entonner une demi-pinte de whisky pour la ranimer.
Dans le milieu de ce même après-midi, le sergent Archibald McClostaugh descendit du train qui, de Perth, l'avait ramené à Callander. En bon Ecossais, Archie était capable de s'enivrer et de se désenivrer
à une vitesse incroyable. Ayant piqué un somme réparateur dans le wagon, il entra au poste de police dans un état de fraîcheur assez remarquable et prêt, si l'occasion s'en présentait, à boire encore une bouteille d'alcool avant de se mettre à table pour le dîner. Samuel Tyler, qui revenait d'une de ses nombreuses tournées, l'accueillit avec soulagement.
— Ah! chef, je suis content que vous soyez là...
— Merci, Tyler.
— Bon voyage, chef?
— Non, Samuel... non! Je suis tombé sur un super-intendent sans pitié et incompréhensif!
— Cependant, Andrew Copland passe depuis toujours pour un homme aimable?
— C'est un cynique! Et pourtant, hein, Tyler, qu'est-ce que je lui demandais? Simplement de m'af-fecter dans une autre ville ou d'accepter ma mise à la retraite anticipée! Qu'est-ce que ça pouvait bien lui faire d'agréer ma requête?
Incrédule, le constable s'exclama:
— Vous vouliez nous quitter, chef? Ce n'est pas vrai?
— Si, Samuel, tout ce qu'il y a de plus vrai!
— Mais pourquoi?
Archibald ôta son casque, dégrafa sa tunique et se laissa tomber sur son fauteuil où se prenant les cheveux à pleines mains, il se mit à gémir:
— Parce que je ne veux plus voir Imogène McCar-
thery! Parce que je ne tiens pas à mourir sous
la
camisole de force! Parce que je ne souhaite pas être
pendu pour meurtre!
Le constable n'en revenait pas.
— Pendu? Mais, pourquoi diable! seriez-vous pen
du chef? Qui donc avez-vous l'intention
d'assassiner?
McClostaugh se dressa et d'une voix caverneuse où bruissait un monde de rancunes entassées et qui, soudain, prenaient leur vol :
— Imogène McCarthery!
Puis, il se laissa de nouveau retomber sur son fauteuil où il se mit à marmonner des phrases incompréhensibles qui effrayèrent le bon Samuel. Inquiet, il s'enquit:
— Chef, que diriez-vous d'un petit whisky?
— Vous me l'offrez?
Tyler ne pouvait plus reculer mais il constata avec dépit que ce genre de phrases perçait facilement le désarroi mental de son supérieur. Avec une grimace, il constata :
— Bien sûr,
chef-
Cette offre inhabituelle parut rendre à McClos
taugh la complète maîtrise de ses esprits. Sam revint
avec deux verres d'alcool et trinqua avec Archie qui
avala sa rasade d'un seul coup. Mélancolique, le ser
gent tourna entre ses doigts le récipient vide avant de
remarquer:
— Ce n'est pas pour vous le reprocher, Tyler, mais vous auriez pu — tant qu'à faire — prendre des doubles whiskies; ces générosités qui restent à mi-chemin de la prodigalité et de l'avarice ne sont pas dignes d'un constable de Sa Très Gracieuse Majesté. Je regrette de vous le dire, Sam...
— Je vous comprends, chef, et je suis sûr que vous allez me donner un exemple que je me sens tout disposé à admirer et à imiter le cas échéant!
Chose curieuse, Archibald retomba immédiatement dans l'affliction qui était la sienne avant qu'il n'ait bu son whisky et, très visiblement, n'entendit pas la proposition de son subordonné. Il égrena toutes les
misères qui l'attendaient avec la présence d'Imogène à Callander et, se dressant de toute sa taille, déclara d'une voix solennelle :
— C'est dans des heures aussi difficiles, Sam,
qu'on
se rend compte de ce qu'est une
amitié vraie. Nous
ne serons pas trop de deux pour faire front à ce qui
nous menace. Je n'oublierai jamais ce whisky que
vous m'avez offert en de pareilles circonstances et
je trouve grandiose de votre part, mon bon Tyler, de
tenir absolument à m'en offrir un second!
Le constable sursauta:
— Mais, il n'en a jamais été question, chef!
— Vraiment? Je croyais avoir entendu...
— Une erreur, chef... une simple erreur!...
— Je me disais aussi, cette générosité ne ressemble guère à Samuel Tyler qui est bien le plus avare des Ecossais de tous les Highlands!
— Il semble que sur ce point, un natif des Low-lands que je connais me dépasse de plusieurs longueurs!
— Tyler!
— Chef?
— Est-ce à moi que vous vous permettriez de faire allusion?
— Je vous
laisse le soin d'en juger, chef!
L'affaire menaçait de très mal tourner lorsque
Mrs. Elroy se présenta. Samuel, qui la connaissait depuis toujours, la salua familièrement:
— Hello! Rosemary, rien de grave, j'espère?
— Non, au contraire!
Les deux policiers la regardèrent avec étonnement. Elle prit son temps, toute fière d'apporter une nouvelle à sensation, puis leva un doigt prophétique.
— Miss McCarthery arrive demain matin...
Un long gémissement poussé par le sergent Mc-Clostaugh résonna en écho à cette annonce tandis que le constable murmurait:
— Déjà?
Mrs. Elroy les examina curieusement.
— Qu'est-ce qui vous prend à tous les deux?
Archibald sauta de sa chaise.
— Ce qui nous prend? Vous osez, Mrs. Elroy, nous demander ce qui nous prend? Auriez-vous donc perdu la mémoire de tout ce que cette damnée Imogène McCarthery nous a infligé?
— Justement... Je suis venue vous dire qu'elle n'était plus la même...
— Plus la
même?
Rosemary Elroy secoua la
tête:
— Plus la
même, non, gentlemen... et même, si
vous tenez à connaître le fond de ma pensée, je
crains qu'Imogène ne soit malade...
Le sergent poussa un soupir qui fit voleter les mèches grises de Mrs. Elroy et le constable, empressé, offrit une chaise à la vieille femme.
— Tenez, remettez-vous, Mrs. Rosemary... Alors, comme ça, Miss Imogène aurait perdu de... de sa flamme?
— Perdu de sa flamme, mon pauvre Sam? Dites plutôt qu'elle est complètement éteinte, oui!
Archibald feignit de compatir et, plein d'hypocrisie!
— A ce point-là, chère Mrs. Elroy?
— Elle m'a écrit pour me confier qu'elle avait profondément changé... qu'elle ressentait les premières atteintes de l'âge... qu'elle n'aspirait plus qu'à finir ses jours dans la quiétude... qu'elle espérait que ses vieux amis de Callander comprendraient qu'on
ne saurait être et avoir été... qu'il y a un temps pour tout et, bref, qu'elle leur serait reconnaissante de ne point lui prêter plus d'attention qu'à n'importe quelle autre personne de Callander. D'ailleurs, pour éviter toute manifestation que d'avance elle jugerait déplacée, Miss McCarthery descendra du train à Stirling et se fera conduire en voiture jusque chez elle où elle se retirera discrètement. Elle me demande de l'y attendre.
Après l'étpnnante déclaration de Mrs Elroy, le silence régna dans le bureau. Ce fut Tyler qui le rompit en déclarant d'une voix brisée:
— J'étais sûr
qu'un moment viendrait où Miss
Imogène se montrerait sous son meilleur jour...
Grave, McClostaugh approuva:
— Je vous
remercie de votre démarche, Mrs Elroy.
Quand vous verrez Miss McCarthery, dites-lui de ma
part que j'ai tout oublié des différends qui nous
opposèrent jadis et qu'elle peut désormais compter
sur ma protection particulière. Dites-lui aussi que je
la remercie de me laisser m'acheminer vers la retraite
sans risquer le coup de sang!
Tous trois se turent, conscients qu'ils vivaient un tournant de l'histoire de Callander puis, cérémonieusement reconduite par le sergent et le constable, Mrs Elroy s'en fut porter la nouvelle dans la petite ville.
Lorsque les policiers se retrouvèrent seuls, Archi-bald McClostaugh prit le bras de son subordonné et d'un ton extatique:
— Samuel!...
Voici, sans conteste, un des plus
beaux soirs de mon existence! Il faut que nous fêtions
ça!
En
Ecossais prudent et ménager de ses deniers, Tyler
protesta:
— Je n'ai pas pris d'argent, chef, et...
Le sergent lui asséna un regard lourd de reproche avant de déclarer:
— Chez nous,
dans ces Lowlands que vous feignez
de mépriser, vous autres, gens de hautes terres, quand
nous convions un ami, ce n'est pas pour lui refilei
l'addition!
Un peu honteux, le constable baissa la tête tandis qu'Archibald, ouvrant son armoire, retirait de derrière une pile de dossiers une bouteille de « Black and White « intacte. Tyler en béa d'admiration et d'étonnement. McClostaugh déboucha le flacon, remplit deux verres à ras bord et les deux hommes s'étant porté mutuellement un toast à leur santé respective, les vidèrent d'un élan. De fameux buveurs, dans une forme magnifique due à un entraînement obstinément poursuivi depuis près d'un demi-siècle. Le sergent, que l'alcool emplissait d'une douce euphorie, passa son bras autour du cou de Tyler un peu surpris.
— Sam... je
vous aime bien... Vous avez beau être
né dans le nord, vous êtes un chic type et je veux
faire quelque chose pour vous!
Le constable, touché par cette marque d'amitié, songea à une prime exceptionnelle, à une proposition d'avancement qui lui donnerait droit à une retraite plus confortable, à une médaille...
— Et savez-vous ce que je vais faire pour vous, cher vieux Samuel?
— Non, chef, mais d'avance, je vous en remercie!
— Je suis heureux que vous ne soyez pas ingrat, Sam! Je veux vous apprendre à jouer aux échecs! Asseyez-vous!
Effondré, le constable n'eut pas la force de réagir. Jusqu'alors, il était parvenu à échapper à la passion de McClostaugh pour les échecs mais, cette fois, il était bel et bien coincé. Au bout d'une demi-heure, les deux amis ayant vidé la bouteille de whisky ne distinguaient plus très bien les cases blanches des noires, leurs propres pions de ceux de l'adversaire, ce qui amenait des combinaisons extraordinaires et des offensives mélangeant attaquants et attaqués. Cependant, avec cette belle obstination des gens pris de boisson, ils poursuivaient le développement d'une stratégie idéale où les ennemis se prêtaient mutuellement main-forte pour s'encercler eux-mêmes. Finalement, McClostaugh s'étant emparé de son propre roi avec sa propre dame se déclara échec et mat, s'affirma fier d'avoir découvert en la personne de son adjoint un joueur-né et pronostiqua que Samuel serait l'or-gueuil de Callander! Sur cette prophétie, Archibald McClostaugh piqua une tête sur l'échiquier et s'endormit, ensevelissant la plupart des pions sous sa barbe déployée en éventail et Tyler, les yeux ronds songea à l'armée du Pharaon engloutie dans les flots de la mer Rouge!
Lorsque Callander, par les soins de Mrs Elroy, sut la transformation d'Imogène, il sembla à plus d'un observateur impartial qu'un voile de tristesse s'abattait sur la ville, tristesse où perçait la joie méchante des adversaires de celle qui avait été l'indomptable Miss McCarthery. Des hommes comme William Mc-Grew, l'épicier, ou Ted Boolitt, du Fier Highîander, ou bien encore Peter Cornway, le coroner-menuisier, refusèrent d'ajouter foi à la chose mais, manquant d'arguments pour soutenir leur cause, ils durent, la
rage au cœur, regarder triompher Elizabeth mc-Grew, Margaret
Boolitt et ces trois bonnes femmes, Mrs. Plury, Mrs. Frâzer et Mrs. Sharpe
qu'Imogène avait réduites à merci, jadis1.
Au bar du Fier Highlander, pour ne pas peiner Ted, les habitués évitaient de parler de la nouvelle du jour qui éclipsait pourtant le match retour que Callander devait livrer le samedi suivant à l'équipe de Doune. Mais Ted, bien qu'il gagnât sa vie en vendant de la bière et des alcools, était un gentleman. Il sentit la contrainte que ses amis s'imposaient et il en fut touché. Il avala son vingt-troisième petit verre de gin de la journée et, s'étant longuement raclé la gorge, annonça:
— Gentlemen!...
Tous les consommateurs se turent.
— Gentlemen, je
vous suis reconnaissant de
n'avoir point fait allusion à la nouvelle
bouleversante
de ce soir et que les
mieux informés affirment tenir
de Mrs. Elroy elle-même. Nous connaissons
tous la
vieille
Rosemary et son dévouement maternel pour
Miss McCarthery. Il ne
nous est donc pas possible de
mettre en
doute ce qu'elle a raconté. Il importe de
nous faire une raison. L'âge,
vraisemblablement, a
abattu la fierté
de notre Imogène et aussi, à mon
idée son trop long séjour chez les Anglais.
Au contact
de ces gens-là, un bon
Ecossais ou une véritable
Ecossaise ne saurait s'améliorer. Ayons
donc le cou
rage de voir les choses en face, pour si dur que cela
nous soit. Notre Imogène n'est plus... D'accord, mais
ce n'est pas une raison pour oublier ce qu'elle
fut?
Imogène est de retour.
les coins de la salle.
— J'espère que Miss McCarthery m'honorera en
core de sa clientèle et si vous le voulez bien,
nous
la traiterons comme une vieille amie devant qui on
évite de rappeler le passé pour ne pas lui faire sentir
sa déchéance...
Boolitt, la gorge serrée, eut de la peine à terminer son speech que chacun s'accorda à juger d'excellente qualité. Keith McCallum résuma la situation:
— C'est comme
un soldat qui aurait été mis chez
les invalides de Chelsea.
Ted approuva:
— Exactement,
Keith, et il ne viendrait à l'esprit
de personne de reprocher à ces vieux braves
de n'être
plus ce qu'ils étaient,
hein?
Dans le train quittant la gare de Euston, Imogène finissait de s'installer pour passer une nuit pas trop inconfortable. Sa robuste vitalité l'empêchait d'être le moins du monde incommodée par la nourriture absorbée et le whisky; de plus, la promesse de sir David Woolish l'avait rajeunie de dix ans. Elle se persuadait facilement qu'elle ne partait pas en retraite mais bien qu'elle s'en allait occuper un poste plus dangereux. Elle sourit en pensant à sa dépression des jours précédents qui l'avait poussée à écrire une lettre absurde à Mrs Elroy. Elle surprendrait les gens de Callander en débarquant le talon haut, la tête dressée et prête à s'empoigner du premier moment avec ce monstrueux imbécile d'Archibald McClostaugh! Puis, au fur et à mesure que le balancement du train assoupissait ses muscles et ses humeurs, Imogène se demanda s'il ne serait pas plus
sage — afin de tromper d'hypothétiques espions — de laisser croire à son abdication volontaire! A travers son personnage de vieille demoiselle fatiguée et revenue de toutes les illusions, qui songerait, le cas échéant, à la soupçonner d'agir?
Par pudeur envers un passé qu'on respectait et regrettait tout ensemble, par amitié à l'égard de Ted Boolitt, les clients du Fier Highîander cessèrent de parler d'Imogène McCarthery pour ne plus s'occuper que du match de rugby qui devait opposer l'équipe voisine de Doune à la leur, commandée par Harold McCallum.
Le match qui, deux fois par an, voyait s'affronter Callander et Doune dans chacune de ces deux petites villes, était devenu une sorte de moment-phare de l'année pour leurs habitants. Ils y attachaient on ne sait quel sot amour-propre et une défaite les ulcérait alors qu'une victoire les poussait à se prendre pour des gens extraordinaires. Très vite, ces compétitions sportives avaient dégénéré en véritables batailles à l'issue desquelles les voitures d'ambulances emmenaient de pleins chargements de joueurs et de spectateurs. Pour arbitrer, la Ligue désignait généralement des débutants car les arbitres chevronnés auraient tous préféré rendre leur sifflet plutôt que de venir exercer leur talent sur les terrains de Doune ou de Callander. C'était un peu le combat des Horace et des Curiace qui recommençait à chaque fois. On usait de toutes les ruses — même les moins nobles — pour s'assurer l'avantage sur l'adversaire. Or, le malheur — pour Callander — voulait que l'équipe rivale jouât beaucoup mieux que la sienne composée de garçons solides, courageux mais n'ayant que
des notions très sommaires des règles du rugby. Entouré de ses supporters au premier rang desquels son père Keith menait le chœur des admirateurs, Harold McCallum jurait qu'il mourrait sur le terrain plutôt que de ne pas tirer une vengeance exemplaire de l'arrière de Doune — Peter Lymburn — qui, lors de la précédente rencontre, au cours d'un plaquage lui avait à moitié arraché une oreille. On l'approuva, oubliant que ce même Harold avait si sauvagement mordu un avant en mêlée qu'on dut lui faire une piqûre antitétanique. A Doune comme à Callander, on se préparait à une confrontation qui serait chaude.
Imogène McCarthery se réveilla dans le milieu de l'après-midi. Elle reprit pied dans un silence qui, d'abord, désorienta la Londonnienne qu'elle avait été si longtemps. Son esprit embaumé mit un certain temps à recomposer les étapes du voyage nocturne et matinal qui l'avait amenée de la gare de Euston à celle d'Edimbourg, puis à celle de Stirling avant qu'une auto particulière ne la déposât devant sa porte au petit matin. En dépit de l'heure, Mrs Eloy l'attendait. Les deux femmes s'étreignirent longuement, contentes de se retrouver, un peu émues aussi à l'idée que, désormais, elles ne se quitteraient que pour conduire au cimetière la première des deux qui disparaîtrait. Rosemary avait obligé Imogène à prendre un solide breakfast et tenu à la border elle-même lorsque Miss McCarthery se fut couchée. Quand elle était la proie de ses souvenirs, Mrs. Elroy oubliait que son bébé de jadis avait largement dépassé la cinquantaine.
Rosemary Elroy se trouvait là quand Imogène ouvrit les yeux et elle se hâta de préparer un thé
reconfortant. Miss McCarthery, ayant passé sa robe de chambre, finissait de se restaurer lorsque résonna la clochette du jardin. La vieille femme écarta le rideau de la fenêtre et annonça qu'elle reconnaissait parfaitement Tyler et McClostaugh. Imogène manqua en avaler de travers sa dernière bouchée de cake.
— Les voilà
déjà, ces deux clowns? Ils ne me
laissent même pas le temps de respirer!
Mrs. Elroy hocha la tête:
— Je ne pense pas qu'ils viennent avec de mauvaises intentions, Miss Imogène... Hier soir, quand je leur ai dit que vous aviez décidé de mener une existence tranquille et discrète, ils ont paru tout retournés, surtout McClostaugh...
— Retournés?
— Dame! Après ce que vous leur avez fait endurer!... Ils avaient du mal à me croire et, à mon avis, ils s'amènent pour se rendre compte si je leur ai pas menti...
La grande Ecossaise estima qu'elle ne devait pas laisser passer cette occasion de jouer le nouveau personnage qu'elle prétendait être devenue; ainsi, personne ne se méfierait plus d'elle, et si David Woolish avait recours à ses services un jour nul ne la soupçonnerait d'une activité clandestine. Elle se drapa dans sa robe de chambre dont elle ferma étroitement le col et se mit sur le canapé avec un plaid sur les genoux, affectant une pose alanguie; puis elle envoya sa vieille amie chercher les policiers.
Au premier coup d'oeil, le sergent comprit que l'Imogène devant laquelle il se trouvait n'avait plus rien de commun avec celle dont il gardait un souvenir épouvantable. Quant à Tyler, il n'en revenait pas qu'on pût changer aussi vite. Il en éprouvait une pro-
tonde tristesse. McClostaugh expliqua qu'il venait avec son adjoint présenter ses devoirs à la nouvelle citoyenne de Callander. L'hypocrisie d'Archibald n'avait d'égale que celle de Miss MacCarthery le remerciant d'une voix un peu sourde. Seuls, Mrs. Elroy et Tyler étaient sincères et le constable prit avec empressement la main que l'Ecossaise lui tendait, en l'assurant qu'il était bougrement heureux de la revoir et qu'il comptait sur l'air vivifiant du pays natal pour la remettre d'aplomb au plus vite.
— Merci,
Samuel... Merci, McClostaugh... Nulle
autre visite plus que la vôtre ne pouvait me faire
davantage plaisir... Nous avons eu des différends
autrefois...
Archibald, ruisselant de gentillesse, de compréhension, protesta:
— Je vous en prie, Miss...
— Si, si... Je vous ai mis souvent dans des situations difficiles tous deux et j'en éprouve quelque remords...
Tyler, au bord des larmes, avait l'impression d'entendre une mourante se confesser. Il gémit presque:
— Il ne faut
pas, Miss Imogène, il ne faut pas!
Nous avons commis notre part de bêtises, nous aussi!
Le sergent estima que son constable y allait un peu fort et il chuchota:
— Parlez donc
en votre nom, Tyler, et seulement
en votre nom!
Mais Miss McCarthery poursuivait:
— Il est vrai que celle qui a pris ces initiatives
— qui ont, d'ailleurs, abouti à d'excellents résultats et cela, j'espère que vous vous le rappelez, mes amis?
— m'est devenue fort étrangère... Un peu comme une sœur cadette que j'aurais quittée pour suivre mon
chemin... Vous me permettrez de penser à elle avec tendresse et un peu de mélancolie?
Il y avait vraiment bien longtemps qu'Archibald McClostaugh ne s'était senti en proie à une émotion aussi distinguée. Il déclara d'un ton pénétré:
— Jamais nous
n'oublierons celle qui fut la gloire
deCallander!
Mutine, Imogène ajouta:
— Et aussi un peu son cauchemar?
Galant, le sergent s'inclina:
— Si peu...
Allons, Tyler, j'estime qu'il est temps
de nous retirer maintenant que nous avons assuré
Miss McCarthery de notre
dévouement.
Tyler avait la gorge trop pleine de sanglots pour prononcer un seul mot. Il se contenta d'une inclinaison de tête et suivit son chef que Rosemary Elroy précédait. Dès qu'elle fut seule, Imogène se précipita dans sa chambre, ouvrit sa valise et but une bonne rasade à la bouteille de whisky qu'elle avait achetée la veille, à Londres, pour pallier les fatigues du voyage.
Le constable et le sergent redescendaient vers Cal-lender sous le coup de la scène qu'ils venaient de vivre. Avoir revu Imogène leur remettait le passé en mémoire. Enfin, Tyler sortit de son mutisme pour s'enquérir de l'opinion de son chef touchant Miss McCarthery. Archibald ne répondit pas tout de suite car c'était un homme qui aimait à se donner l'apparence de la réflexion avant que de parler. Quand il s'y décida, ce fut pour s'exprimer avec une douloureuse gravité:
— Si vous
souhaitez mon avis, Samuel... J'ai la
triste impression que la pauvre chère âme
ne fera pas
de vieux os...
CHAPITRE II
Agnès Nugent ne comprenait pas quelle mouche piquait son mari, le très respectable Malcolm Nugent, quincailler dans la rue John-Knox, à Perth. Bien qu'on fût samedi, elle avait été obligée de se lever de bonne heure car elle devait s'occuper seule du magasin jusqu'à midi, son époux se rendant à Cal-lander où, dans l'après-midi, ridiculement vêtu d'une culotte de garçonnet et d'une veste d'étudiant, il. trottinerait sous les yeux de centaines d'hommes et de femmes qui l'applaudiraient ou l'insulteraient. Après vingt-deux ans de mariage et la naissance de cinq enfants, Agnès ne parvenait pas à comprendre son Malcolm. La vérité était que Nugent nourrissait de grandes ambitions. La carrière politique se révélant trop difficile, il avait songé au sport pour acquérir cette notoriété dont il rêvait mais, peu doué physiquement, il s'était dirigé vers l!arbitrage. Malheureusement d'intelligence assez courte, il ne parvenait que très difficilement à acquérir les réflexes nécessaires pour sanctionner sans retard la faute commise sous ses yeux, en mêlée ou dans le développement d'une offensive. Ses instructeurs ne gardaient
plus aucune illusion sur son compte et si, du point de vue théorique, on le reconnaissait parfaitement au point, en ce qui touchait la pratique il restait très au-dessous de la moyenne requise; si bien qu'aux approches de la cinquantaine, Malcolm Nugent attendait d'arbitrer son premier match de rugby. De mauvais plaisants, dans l'espoir de le dégoûter à tout jamais de poursuivre une carrière ne lui réservant que des déboires, le proposèrent pour arbitrer la rencontre Callander-Doune qui, de notoriété publique, ressemblait davantage à une corrida qu'à un match amical. Lorsque Malcolm apprit sa désignation, il ne se sentit plus de joie et négligea complètement son commerce pour réviser les différents cas devant lesquels il pourrait se trouver, obligeant la résignée Agnès à lui poser des problèmes difficiles, à lui exposer les incidents litigieux. Il se tira de toutes ces embûches avec une maestria qui confondit son épouse ne soupçonnant point un pareil savoir.
Lorsqu'il entra dans le living-room où Agnès déposait les œufs au bacon et la théière, Malcolm Nugent était aussi fier que le maréchal Montgomery lorsqu'il apprit le recul définitif du maréchal Rommel. Comme pour se mettre à l'unisson de l'euphorie régnant dans le cœur de Malcolm, le ciel juste au-dessus de Perth, se montrait d'un bleu inhabituel, laissant présager une journée extraordinaire. Nugent s'assit et entama d'une fourchette énergique ses œufs au bacon. Entre deux bouchées, il expliquait à sa femme:
— Comprenez bien, Agnès, que c'est un très grand jour pour moi! J'espère que je me conduirai à Cal-lander de façon à susciter l'approbation des deux équipes — j'entends être ferme et non pas tatillon —
et l'admiration du public. Peut-être alors ces gentlemen de la Ligue d'Ecosse finiront-ils par se rendre compte que je suis un arbitre-né et qui sait, Agnès, la saison prochaine, je courrai peut-être sur les grounds d'Edimbourg et de Glasgow?... Figurez-vous, ma chère, que j'ai rêvé cette nuit de ma sélection pour arbitrer un match du tournoi des Cinq Nations à Twickenham! Evidemment, ce n'était qu'un rêve...
A voir son œil brillant et l'air de contentement répandu sur toute sa personne, Mrs. Nugent ne fut pas convaincue que son époux n'envisageait pas cette hypothèse comme une assez proche réalité. Lorsqu'il monta dans sa voiture pour rejoindre Callander, à une quarantaine de miles, Agnès crut voir le prétendant partant pour Culloden avec la certitude d'écraser les Anglais. Assombrie par ce présage, elle rentra chez elle de mauvaise humeur et calotta, sous un futile prétexte, sa dernière-née qui se trouvait sur son passage.
A Callender, c'était jout de fête. Chacun arborait un air résolu comme s'il devait lui-même participer à la bataille qui se livrerait l'après-midi sur le champ de Keith McCallum dont le fils, Harold, capitaine des « Invincibles » - expliquait aux consommateurs réunis au Fier Highîander comment il s'y prendrait pour rosser les « Bull-Dozer » de Doune et venger la défaite que ces derniers leur avaient infligée par 38 points à 3, deux mois plus tôt. Naturellement, le whisky coulait à flots et l'on pouvait prévoir qu'un cinquième de la population mâle de Callander serait dans l'impossibilité absolue de se rendre au match. Ted Boolitt et son garçon Thomas ne s'arrêtaient pas de déboucher des bouteilles et de remplir des verres. Mrs. Boolitt estimait que le rugby est un sport très
rémunérateur. Quant à Elizabeth McGrew, l'épicière, elle asticotait son mari pour ne rien changer à ses habitudes.
— Et surtout, William, n'allez pas — sous prétexte de fêter la victoire ou de vous consoler de la défaite — rentrer soûl comme un porc! Je ne le supporterai pas! Quand vous êtes ivre, vous vous conduisez comme une brute, même à mon égard! On dirait alors que vous ne vous rappelez plus que je suis votre femme!
— Si vous aviez raison, Elisabeth, je ne dessoûlerais pas.
Le docteur Elscott, féru de rugby, mettait un écri-teau sur sa porte indiquant aux visiteurs éventuels qu'il assistait au match et qu'il en appelait à l'esprit sportif de ses concitoyens pour ne le déranger qu'en cas d'extrême urgence. Le révérend Reginald Haquar-son adressait ses recommandations du même ordre à sa gouvernante Alisa, en espérant que le Seigneur ne mettrait personne en danger de mort durant les deux heures que durerait la confrontation des « Invincibles » et des « Bull-Dozer ».
Dans cette fièvre secouant Callander, personne ne pensait plus à Imogène McCarthery. Un peu comme si elle était décédée. On prenait l'habitude de parler d'elle au passé. Depuis quatre jours qu'on la savait de retour au pays, elle ne s'était pas montrée et ses plus fervents supporters — Ted Boolitt, William McGrew, Peter Cornway — avaient dû se résigner et admettre que l'Imogène dont ils gardaient un souvenir exaltant appartenait à l'histoire. Le match de rugby les empêchait de sombrer dans une mélancolie pernicieuse.
En tant que juge de touche pour Callender, Peter
Cornway avait ete chargé avec le maire, Ned Billing (l'ancien maire, Harry Lowden, ayant perdu sa place par suite de l'hostilité qu'il témoignait alors à Miss McCarthery) de recevoir l'arbitre à la mairie où devait être offert un whisky d'honneur. Billings et Cornway s'étaient mis d'accord sur un plan machiavélique pour éliminer au plus tôt le malheureux Nugent à seule fin de le remplacer — ainsi que le prévoyait le règlement — par Murdoch McKenzie, de Stirling, dont la nièce avait épousé le fils de Ned Billings. Murdoch, tout costaud qu'il fût, craignait beaucoup sa femme Joyce qui nourrissait une véritable adoration pour sa nièce Joan. Il apparaissait donc certain aux yeux de Cornway et de Billing que dans le cas où McKenzie serait appelé à arbitrer le match, il favoriserait les « Invincibles » pour ne point déplaire à Joyce qui voudrait faire plaisir à joan, attentive à flatter le chauvinisme de George, son mari, jouant, d'ailleurs, avec les « Invincibles » au poste de demi d'ouverture.
Les « Bull-Dozer » arrivèrent vers une heure, conduits par leur capitaine Peter Lymburn et leur juge de touche Marlon Scott. Quinze gaillards redoutables et qui donnaient l'impression de n'être pas venus à Callander pour se promener. Ils refusèrent d'un commun accord toutes les invitations qui leur furent adressées car ils savaient de quoi les supporters de leurs adversaires étaient capables et ils se rendirent directement sur le terrain où ils s'obligèrent au repos en écoutant les conseils de leur entraîneur Rolderik Forester, boucher de son état.
Malheureusement pour eux, les « Bull-Dozer » avaient oublié de prévenir Malcolm Nugent d'avoir à se méfier. Aussi, ce fut en toute innocence que le
quincailler de Perth, ayant arrêté sa voiture devant la mairie de Callander, serra les mains de Billings et de Cornway qui l'accueillaient et lui présentaient le conseil municipal. Flatté, Malcolm ne prit pas garde qu'on lui remplissait son verre au fur et à mesure qu'il le vidait et il avait déjà quatre whiskies dans l'esiomac lorsqu'il accepta l'offre d'un déjeuner léger où le priait le maire Ned Billings. C'était la première fois que Malcolm se voyait l'objet de pareils honneurs. Il y goûtait une satisfaction profonde.
Le déjeuner eut lieu au Renard et la Rose dirigé par le vieux Walter Chisholm qui aurait volontiers hypothéqué sa part de paradis pour voir gagner les « Invincibles » et qui n'avait donc témoigné d'aucun scrupule pour entrer dans le jeu de Billings et de Cornway. Le pauvre, l'innocent Malcolm Nugent, ne se douta de rien et dès le premier plat, il se lança dans un discours où il exposait sa conception de l'arbitrage. Il eut la satisfaction d'être approuvé et ne put décemment refuser de porter des toasts au rugby, à l'arbitrage, à l'Ecosse et à la liberté. Le toast de la liberté était une trouvaille de Peter Cornway. Une heure et quart plus tard, Malcolm, après une série de toasts qui célébraient la fidélité conjugale (une idée de Billings qui pensait à l'attitude de Joan vis-à-vis de son époux), la cuisine écossaise, le whisky et, enfin, tout ce qui peut être célébré, ne se rendait plus très bien compte où il en était et si le match qu'il devait arbitrer se déroulait le lendemain ou non. On dut le hisser dans la voiture du maire pour le conduire au terrain rempli depuis longtemps par une foule surexcitée. Malcolm voulut souhaiter la bienvenue aux joueurs des deux camps, mais il bafouilla à un point tel qu'on l'emmena directement
au vestiaire. Les athlètes de Doune ne comprenaient rien à ce qui se passait tandis que Murdoch McKen-zie, aidé par sa femme et sa nièce, commençait à déballer ses affaires, prévoyant que Malcolm Nugent n'irait pas bien loin.
Imogène McCarthery achevait de donner ses ultimes conseils à Mrs. Elroy quant à la manière dont il fallait s'y prendre pour réussir le cake dont la recette lui avait été révélée en Cornouailles, et s'apprêtait à gagner le champ de Keith McCallum pour assister à la rencontre Callander-Doune lorsqu'on sonna.
Mrs. Elroy revint dire qu'un individu demandait à parler à Miss McCarthery.
— Un individu?
— Je dis un individu parce que je ne le connais pas, mais, en vérité, c'est sûrement un gentieman.
Intriguée, Imogène alla à la rencontre de cet importun dans le jardin. Un homme encore jeune, très correctement vêtu et dont l'allure un peu effacée, banale, était rachetée et presque contredite par un regard clair et franc, s'inclina.
— Miss McCarthery?
— OuL.. A qui ai-je?...
— Norman Fullerton. Je suis professeur au collège Pemberton. J'aimerais vous parler.
Imogène n'ignorait pas l'existence du collège Pemberton, à quelques miles de Callander, mais elle ne devinait pas oe qu'un des maîtres de cet établissement pouvait lui vouloir. Sans doute un nouveau venu qui, ayant entendu parler d'elle, souhaitait écrire son histoire et ses aventures..,
— C'est que, Mr. Fullerton, pour l'heure, je suis
pressée, je me rends au match de rugby. Le pays ne comprendrait pas mon absence. Voulez-vous que nous nous rencontrions après?
— Faisons mieux, Miss. Puisque vous êtes seule, m'autorisez-vous à vous accompagner? j'ai ma voiture...
— Avec plaisir.
Mrs. Elroy ne parvenait pas à admettre qu'Imogène n'était plus une jeune fille et n'avait nul besoin d'être protégée. Elle fronça le sourcil en voyant sa « petite » s'en aller avec un inconnu sans réaliser que, si ledit gentleman se permettait le moindre geste déplacé, Miss McCarthery était de taille à l'accrocher dans un arbre après l'avoir corrigé.
La population de Callander coulait comme une rivière vers le champ de Keith McCallum et était trop occupée à discuter de la tactique à employer afin de vaincre Doune et effacer la honte de la dernière défaite pour se soucier de savoir dans la voiture de qui Miss McCarthery allait au match. Pendant le trajet, trop court pour qu'il pût s'expliquer, le compagnon d'Imogène se contenta de lui apprendre qu'il enseignait la civilisation britannique au collège Pemberton et qu'il y avait fait une curieuse découverte dont il était venu s'entretenir, persuadé que cela intéresserait une personne ayant la réputation de Miss McCarthery.
Imogène n'eut pas~ loisir de l'écouter plus avant car ils arrivaient sur le lieu de la rencontre et ils durent jouer des coudes pour gagner des places assises dans les tribunes hâtivement édifiées.
Peter Cornway et Marlon Scott, les deux juges de touche, ayant refusé de se serrer la main, les ama-
teurs de bagarre estimèrent que les choses commençaient bien. Peter Lymburn, capitaine des « Bull-Dozer », rassembla ses joueurs et leur donna ses derniers ordres avant de pénétrer sur le terrain.
— Ecoutez-moi,
les gars. Ces types-là jouent
comme des patates. On leur a déjà flanqué une pile
maison, mais ils sont plutôt bouchés et ils n'ont pas
encore compris. Alors, on sort le grand jeu. On s'as
sure la balle en mêlée et en avant les trois-quarts!
Un festival de jeu à la main! Je veux qu'après le
premier quart d'heure il n'y ait plus un seul de ces
paysans qui soit seulement capable de lever les ge
noux pour courir! Vu? Et si l'un d'entre vous lâche
le ballon au profit d'un gars de ces « Invincibles »
à la gomme il aura affaire à moi! Et je vous jure
que celui-là, il se souviendra toute sa vie de la partie
de Callander!
De son côté, Harold McCallum haranguait son équipe:
— Que vous les
laissiez sortir vivants du terrain,
c'est tout ce que je tolérerai, vous avez bien compris?
Ils n'essaieront pas de nous enfoncer par
leurs avants
parce que nous sommes plus
costauds qu'eux. Alors,
ils vont tenter de passer par les ailes! A vous de
plaquer de telle façon leurs trois-quarts
qu'ils n'aient
plus envie de rechercher
le contact! Et le premier
d'entre vous qui se laisse déborder, je lui arrange
le portrait de telle manière que sa mère le foutra à
la porte pour avoir le culot de prétendre à la place
de son fils!
Malcolm Nugent, assis dans un coin, tentait les plus rudes efforts pour essayer de se rappeler ce qu'il était supposé accomplir dans le costume qu'on lui avait passé. Il lui semblait sommeiller sous une tri-
pie
épaisseur de matelas à travers lesquels une rumeur très assourdie
lui parvenait. Quand il vit passer les deux équipes se rendant sur
le terrain, la mémoire lui revint. Il arbitrait un match de rugby!
Du coup, il s'estima parfaitement bien sans, toutefois, parvenir à
comprendre pour quelles raisons on l'obligeait à marcher sur une
montagne russe. Lorsqu'il déboucha sur le terrain, il eut
l'impression d'être installé sur un manège fou tournant à une
vitesse de plus en plus accélérée. Il virevolta deux ou trois fois
sur lui-même au grand étonnement du public et des joueurs, puis
s'étala de tout son long, le visage dans l'herbe. On crut à une
mort subite et toute l'assistance se leva comme un seul homme,
entonnant un cantique: Plus près de toi,
Seigneur. Le docteur Elscott et le révérend Haquarson se
livrèrent à un véritable sprint pour arriver les premiers auprès du
supposé cadavre, mais le pasteur, qui, ayant battu le médecin d'une
longueur, se laissait tomber à genoux auprès de Mal-colm, se
redressa d'un bond en gémissant:
— Seigneur
Dieu, Elscott! Ce n'est pas un homme,
c'est un alambic!
Le docteur se pencha à son tour et approuva:
— Rien qu'à
respirer son haleine, on risquerait de
s'enivrer!
Ils le firent transporter à ce qui tenait lieu de vestiaire. Mrs. McCallum accepta — bien à contrecœur car elle appartenait à la ligue antialcoolique — de préparer du café très fort. Cornway et Billings, heureux de la réussite de leur machination, rassemblèrent les joueurs des deux camps pour leur annoncer que Mr. Nugent, subitement très fatigué, serait remplacé par Murdock McKenzie, de Stirling. Peter Lym-burn, capitaine des Bull-Dozer, et Marlon Scott, le
juge de touche 4e Doune, flairèrent le coup fourré et s'étant rendu auprès de Nugent comprirent. Ils refusèrent de jouer tant qu'il n'était pas démontré que l'arbitre désigné ne se trouvait pas en état de tenir son rôle. Ils réclamèrent et obtinrent — il n'y avait pas moyen d'agir autrement — que le match fût retardé d'une demi-heure. Pendant que le docteur Elscott s'employait de son mieux à ramener Malcolm Nugent à une plus saine compréhension des choses en le contraignant à vomir et en lui donnant un bain de pieds bouillant, la température du public -montait elle aussi. Les supporters des deux camps échangeaient défis et menaces. Quant aux joueurs, prêts à se sauter dessus, ils piaffaient. Le sergent Archibald McClostaugh et le constable Samuel Tyler commencèrent à se faire du mauvais sang.
Pour éviter la curiosité de ses amis, Miss McCar-thery et son compagnon s'étaient assis loin de l'endroit où se groupaient les plus passionnés. Lorsqu'on annonça le retard du coup d'envoi par suite d'une indisposition, qu'on espérait passagère, de l'arbitre, Imogène se tourna vers Fullerton:
— Eh bien, Mr.
Fullerton, je pense que vous
pourriez profiter de ce moment de répit pour me
parler?
Le professeur jeta des coups d'œils rapides autour de lui et, à la surprise de Miss McCarthery, chuchota:
— Parmi ces
gens, ce ne serait pas très prudent...
Un pareil exorde ne pouvait qu'accélérer le pouls
de l'impétueuse Imogène. Elle baissa la voix:
— Désirez-vous que nous fassions un tour?
— S'il vous plaît...
Ils quittèrent leurs places dont ils confièrent la
garde à des spectateurs de bonne volonté et
s'éloignèrent de quelques centaines de mètres. Tout de suite, ils
trouvèrent le calme.
— Donc, Mr. Fullerton, vous enseignez la civilisation britannique à Pemberton?
— Parfaitement, Miss...
— Je ne pense pas que vous vouliez me voir pour m'offrir des leçons?
— Non, Miss... mais je dois vous dire tout d'abord que je vous admire...
Une bouffée d'orgueil empourpra les joues d'Imo-gène qui se crut obligée de protester, mais très mollement:
— N'exagérez-vous pas quelque peu, Mr. Fullerton?...
— Non pas, Miss... Je sais tout ce que vous avez eu le courage de risquer pour la Couronne...
Miss McCarthery l'interrompit sèchement:
— Pour le ' Royaume-Uni, si vous le voulez bien, Mr. Fullerton!
— Pardon...
— Vous êtes Anglais, n'est-ce pas?
— Mais oui...
— J'ai dans ce cas, le regret de vous dire que je ne comprends pas votre démarche. Je n'éprouve pas une particulière sympathie pour vos compatriotes qui sont les oppresseurs de ma patrie!
— Pourtant, Miss, il me semble que la reine...
— Votre reine, Mr. Fullerton! Pas la nôtre!
Un peu dérouté par cette véhémence, l'Anglais répéta machinalement:
— Pas la vôtre?
— Non! la nôtre, c'est Marie-la-Martyre! Marie Stuart que les Anglais ont dépouillée avant de Tassas-
siner! Nous-autres, Ecossais, nous n'oublions jamais!
Nous n'avons pas le droit d'oublier! Mais le temps
viendra où-Brusquement, elle se tut, comme si elle regrettait
d'en avoir trop dit et, plus doucement, s'enquit: —- J'ignore toujours le but de cet entretien, Mr.
Fullerton?
— Voilà, Miss. Je suis un garçon paisible, peu enclin à me mêler des affaires d'autrui... Mais, aujourd'hui, j'estime que je n'ai pas le droit de me dérober.
— De quels autres s'agit-il, Mr. Fullerton?
— Des professeurs du collège Pemberton, mes collègues.
— Et pourquoi?
— Parce que je suis sûr qu'un meurtre y sera commis.
— Un meurtre?
— Oui... et je sais aussi que le futur meurtrier a compris que j'avais deviné ses intentions...
A ce moment, une formidable clameur s'élevant du stade leur indiqua que la partie allait commencer. Imogène déclara:
— Je ne puis manquer le match... Ce que vous m'avez confié me passionne, Mr. Fullerton... Restez à mes côtés. Vous me raconterez la suite, chez moi, en prenant le thé.
— Au moins, Miss McCarthery, dites-moi si cela signifie que vous accepterez de m'aider?
— Je voudrais bien deviner pourquoi je n'accepterais pas?
Enthousiasmé, Fullerton prit les deux mains d'Imo-gène dans les siennes et les serra chaleureusement. L'Ecossaise se dégagea vivement:
— Mr. Fullerton!.. Si Ton
nous voyait!
— Et alors?
— On pourrait penser que vous me faites une cour pressante!
Fullerton resta sans voix. L'idée qu'il pût faire la cour à cette haquenée à cheveux rouges et qui comptait bien au moins vingt ans de plus que lui, le paralysait. Imogène mettant ce silence au compte de la mortification, lui tapota doucement le bras:
— Ne m'en veuillez pas, Mr. Fullerton... Je suis très flattée, certes, mais je suis une demoiselle et je dois me préoccuper de ma réputation... J'espère que vous me comprenez?
— Oh! oui, Miss, très bien!...
— Toutefois, vous pouvez me baiser la main si le cœur vous en dit...
Tout en se demandant s'il ne s'était pas trompé sur le compte de cette grande bringue d'Ecossaise, Fullerton s'exécuta et fut aperçu par Archibald McClos-taugh qui, ayant éprouvé la nécessité de satisfaire un besoin naturel, s'était pudiquement écarté le plus possible du stade. La vision dTmogène qu'on serrait de près à ce qu'il lui sembla l'attendrit. Resté sous l'impression de sa dernière visite à Miss McCarthery, le sergent s'enchantait de constater que son ex-ennemie reprenait goût à la vie. Simplement, il s'étonnait que son soupirant parut aussi jeune, mais Archibald avait assez vécu pour savoir que l'amour se moque des lois auxquelles les autres se soumettent. Il repartit en prenant bien soin de.ne pas se montrer, à seule fin de ne pas troubler les amoureux. Mais quand il rejoignit Tyler, il lui tapa sur l'épaule:
— Plus besoin
de nous faire du souci pour Miss
McCarthery, Sam!
— Ah?
— Je viens de la surprendre avec un gentleman, fort bien, ma foi, et qui la serrait de très près.
— De très près?
— Et de plus près encore, Sam!
— Ce n'est pas possible, chef?
— Dites donc tout de suite que je suis un menteur, Tyler?
— Oh! chef!...
— Ou que je suis ivre?
— Jamais de la vie, chef!
— Ou bien encore que j'ai des visions?
— Sûrement pas, chef!
— Ou que je deviens gâteux?
— Pas le moins du monde, chef!
— Dans ce cas, je vous répète, Samuel Tyler, que j'ai vu Imogène McCarthery se laissant fougueusement embrasser les mains par un gentleman!
— Fougueusement, chef?
McClostaugh hésita, mais il ne pouvait plus reculer sous peine de voir son adjoint mettre en doute le récit tout entier:
— Fougueusement, Sam!
Lorsque enfin revenu de l'espèce de coma où l'avait plongé l'absorption à haute dose de whisky, Malcolm Nugent, les jambes flageolantes, les réflexes amortis, l'œil vague, fit une nouvelle entrée sur le terrain, il fut accueilli par des applaudissements mais aussi par des sifflets car une partie du public ne lui pardonnait pas de lui avoir laissé chanter Plus près de toi, Seigneur... Certains parlaient déjà d'escroquerie. Malcolm n'entendit ni les applaudissements, ni les sifflets. Il lui paraissait avancer dans de l'ouate et
tous les échos, toutes les rumeurs lui parvenaient amorties. Il appela les équipes et, se plaçant entre les deux capitaines, il leur donna à choisir pile ou face. Les Bull-Dozer gagnèrent et décidèrent de jouer avec le soleil dans le dos. Nugent s'interrogeait avec angoisse pour deviner comment il s'y prendrait pour suivre les joueurs et surveiller les phases du jeu. Enfin, il libéra la fureur ambiante des deux équipes. Les Bull-Dozer engagèrent et tout aussitôt vingt-huit hommes se ruèrent les uns contre les autres; seuls les deux arrières, piaffant d'impatience, restèrent à leur poste. Malcolm vit très nettement un avant de Cal-lander flanquer un coup de pied dans le derrière d'un trois-quarts de Doune qui se penchait pour ramasser le ballon. Aussitôt, il siffla un coup franc pour Doune dont le botteur ouvrit le score en faveur de son camp, à la colère des supporters de Callander qui commencèrent à proclamer hautement la vénalité de l'arbitre. Très vite, les joueurs de Doune s'organisèrent. Les avants, supérieurs au talonnage, monopolisaient le ballon en mêlée, ce qui leur permettait d'alerter les trois-quarts qui, par trois fois en moins d'un quart d'heure, débordèrent la défense adverse. On jouait depuis vingt-deux minutes et le tableau d'affichage indiquait 15 points pour Doune, 0 pour Callander.
Sur son banc, Imogène trépignait de rage. Il lui semblait que si elle avait joué, elle aurait bousculé les avants de Doune. Mais ces jeunes gens n'avaient pas de ressort. Fullerton, de so*n côté, la regardait, un peu surpris de cette véhémence. Sans conteste, cette femme s'affirmait une force de la nature.
Archibald McClostaugh commençait à injurier les joueurs de Callander passant près de lui tandis que
Ned Billings, le maire, et Cornway, le menuisier-coroner, furieux de voir que leur attentat contre l'arbitre n'avait servi à rien, machinaient un nouveau coup.
Sur le terrain, cela tournait au désastre pour l'équipe de Callander. Les trois-quarts de Doune, toujours servis, cavalcadaient à travers les rangs des défenseurs ennemis et marquaient essai sur essai. Peter Lymburn — alors qu'un de ses coéquipiers transformait un nouveau but portant le score à 25 pour Doune sans que ses rivaux aient pu franchir une seule fois la ligne de but adverse — s'écria:
— Allez-y
doucement, les gars, sans ça, à Callan
der, on ne voudra plus jouer avec nous!
Harold McCallum faillit sauter à la gorge de l'in-sulteur, mais il se sentait sans réaction. McCallum vivait un véritable calvaire. Recevoir une pareille peignée devant son public!... Il songeait au suicide lorsque, brusquement, une voix stridente jaillit près des spectateurs:
— Alors!... Il
n'y a donc plus d'hommes à Callan
der?
En entendant cette apostrophe, Billings et Cornway sautèrent sur place. Et Ted Boolitt, montrant du doigt la grande femme qui brandissait un poing vengeur, hurla:
— Imogène McCarthery!...
William McGrew, le docteur Elscott, le révérend Haquarson crièrent sans même penser à ce qu'ils disaient:
— Hurrah pour Imogène McCarthery!
Boolitt, le cafetier du Fier Highlander, tomba dans les bras de l'épicier McGrew en chevrotant:
— Elle est là!
— Oui, Ted... elle est là!
A leur tour, ils s'époumonèrent:
— Imogène avec nous!
Sur le terrain, Harold McCallum comprit qu'un secours inespéré lui arrivait. Il rameuta ses troupes:
— Bande de
feignants! Honte de l'Ecosse! Allez-
vous vous laisser rosser en présence d'Imogène
McCarthery?
Les joueurs se ruèrent, bousculant leurs vis-à-vis, et McCallum aplatit le ballon entre les poteaux, marquant le premier essai de Callander que dans un déchaînement d'enthousiasme, Henry Pockett transforma, mettant cinq points à l'actif de son équipe. Presque aussitôt après cet exploit, Malcolm Nugent, complètement réveillé, siffla la mi-temps.
Pendant le repos, tandis que Billings et Cornway chuchotaient des recommandations dans l'oreille de McCallum, les amis d'Imogène lui présentaient leurs hommages et lui confiaient la joie de la retrouver comme autrefois. Mais Miss Carthery n'était pas d'humeur à perdre son temps en billevesées.
— Il serait
temps, gentlemen, que votre équipe
consente à se battre, sinon, pour l'an prochain, nous
constituerons une équipe féminine et nous n'aurons
pas de mal à obtenir de meilleurs résultats!
Afin d'encourager les joueurs, Imogène — toujours suivie de Fullerton — se plaça sur la ligne de touche où Ton s'écarta un peu pour lui permettre d'installer deux chaises. Archibald McClostaugh confia à Tyler:
— Si nos gars
ne réagissent pas, Samuel, ce sera à
désespérer de l'Ecosse!
Le brave Archibald oubliait que Doune se trouvait aussi en Ecosse, à quelques miles de Callander. Tyler
paraissait moins confiant que son chef qui s'en aperçut.
— Quelque chose ne va pas, Sam?
— Je suis inquiet, chef...
— Inquiet? Et pourquoi?
— Parce qu'Imogène ne me semble plus aussi changée que le jour de son arrivée... Nous aurait-elle joué la comédie?
McClostaugh ne répondit pas mais, intérieurement, tout en approuvant Tyler, il lui en voulut de lui gâter le moment passionnant qu'il s'apprêtait à vivre.
A la reprise du jeu, les équipes ayant changé de côté, le juge de touche de Doune se trouvait du côté des spectateurs de Callander. Au moment où, sans penser à mal, ce brave garàon passait devant Imo-gène, cette dernière remarqua à haute voix:
— Il y en a
qui seraient bien inspirés de repérer
exactement à quel endroit le ballon sort s'ils souhai
tent rentrer chez eux en bon état!
Alors, pour la première fois depuis le début du match, Marlon Scott, le juge de touche, clerc d'avoué dans le civil et père de trois enfants, commença d'avoir peur. Le temps se mit à lui durer d'entendre l'arbitre lancer le coup de sifflet final. Mais, pour l'heure, le coup de sifflet de Malcolm Nugent ouvrait la seconde mi-temps. Tout de suite, les joueurs de Doune se réinstallèrent dans le camp adverse. L'ailier Finn déborda la défense de Callander une fois de plus, et, le long de la ligne de touche, il allait à l'essai lorsque, brusquement, une grande femme rousse se dressa presque devant lui et lui demanda sèchement:
— Et où comptez-vous aller comme ça?
De saisissement, Finn lâcha son ballon qui roula
en touche. Satisfaite, Imogène retourna s'asseoir tandis que le malheureux Finn empoigna son capitaine par le bras et hoquetait:
— Pe...
Peter... j'suis malade... mon vieux... J'ai
j'ai des visions!
Marlon Scott leva son petit drapeau pour indiquer l'endroit où devait se jouer la touche mais le hurlement d'indignation qui jaillit dans son dos manqua le faire choir, privé de sentiment. Lâchement, en dépit des reproches des joueurs de son équipe, il recula de dix mètres au moins au profit de Callander. Nugent siffla, tous les avants sautèrent pour s'emparer du ballon. C'est à cet instant précis que Malcolm eut le sentiment que sa tête quittait ses épaules et presque aussitôt il n'eut plus le sentiment de quoi que ce soit car, pour la seconde fois, le nez en avant, il refaisait connaissance avec le gazon. Attentifs à suivre le jeu, les spectateurs n'avaient pas vu que, sautant sur l'occasion, Harold McCallum — suivant les instructions données par Ned Billings et Peter Corn-way — avait flanqué à Nugent un uppercut à lui décoller la tête. L'abominable Billings — ayant confié à son complice Cornway le soin de retenir le docteur Elscott — galopait vers l'arbitre. Arrivé près de lui, il lui tapota les joues, lui pressa une éponge mouillée sur la nuque, sur le front et lorsque Malcolm rouvrit les yeux, l'affreux Billings profita de ce que le malheureux arbitre flottait encore entre ciel et terre pour lui entonner une bonne demi-bouteille de whisky. Le résultat immédiat fut que sitôt remis sur pied, Malcolm Nugent retomba au sol. Le docteur Elscott enfin libéré constata avec stupéfaction que l'arbitre était encore ivre,
— C'est incroyable!... Mais, tonnerre de tonnerre,
quand boit-il? C'est une honte de nous envoyer des ivrognes pour arbitrer! Quel exemple pour la jeunesse!
Hypocrite, Ned Billings approuvait alors que Mal-colm Nugent, tentant vainement de mettre deux idées à la suite Tune de l'autre, s'effondrait dès qu'on le remettait debout. Peter Lymburn, capitaine de Téquipe de Doune, convint que Nugent se révélait dans l'incapacité absolue de tenir son rôle et l'on dut faire appel à McKenzie qui piaffait d'impatience. Une prodigieuse acclamation salua son entrée sur le terrain et, presque tout de suite, les hommes de Doune comprirent. Trois essais leur furent successivement refusés pour des fautes que seul l'arbitre avait vues et quand, enfin; Finn marqua de la façon la plus nette, la plus classique entre les poteaux, McKenzie se vit contraint d'accorder le point; mais quand Finn ayant parfaitement ajusté son coup de pied transforma son essai en but, l'arbitre s'approcha de lui:
— Vous vous figurez avoir transformé? Finn n'était pas malin, malin...
— Eh ben! il me semble... non?
— Non!
— Non? Et pourquoi?
— Parce que vous avez commis une faute !
— J'ai commis une faute, moi? Je serais curieux de savoir laquelle?
— Ça ne vous regarde pas!
Finn appela Peter Lymburn, son capitaine, à la rescousse, mais McKenzie ordonna à Finn de recommencer son coup de pied. Le garçon s'exécuta et, de nouveau, réussit. L'arbitre grogna encore:
— Vous vous entêtez à toujours commettre la même faute, hein?
— Mais quelle faute, bon Dieu?
— Je ne suis pas ici pour vous apprendre à jouer au rugby!
— C'est vous qui feriez bien d'apprendre à y jouer!
— Vraiment?... Sortez!
— Quoi?
— Sortez! Je vous expulse!
Peter Lymburn ayant voulu protester fut expulsé à son tour et le match reprit à 13 contre 15 et à la vive satisfaction des gens de Callander. Miss McCar-thery, à voix très haute, déclara à son compagnon, Fullerton, que ce nouvel arbitre lui semblait être quelqu'un de très bien. Dès la mêlée suivante, un avant de Doune se dressa en hurlant et se tenant le visage à deux mains. L'arbitre ordonna à la mêlée de se relever et le blessé, aidé d'un camarade, en profita pour se jeter sur son agresseur Harold McCallum. Aussitôt, l'arbitre en profita pour expulser deux autres adversaires de ses protégés. A 11 contre 15, l'équipe de Doune ne pouvait plus rien. Dix minutes avant la fin de la partie, les deux camps étaient à égalité: 31 à 31. On s'acheminait vers le match nul lorsqu'à cinq minutes du temps réglementaire, une terrible bataille emmêla tous les joueurs et une partie du public. N'écoutant que son courage, Archibald McClostaugh fonça, entraînant Tyler, dans la mêlée. Impavide, McKenzie regardait, attentif à sanctionner la moindre faute qui serait commise par les joueurs de Doune.
Le sergent voulut empoigner un habitant de Callander qui, ayant attrapé un équipier de Doune par
sa culotte, risquait de voir cette dernière lui rester entre les mains et offrir ainsi à la foule un spectacle ne cadrant point avec les mœurs du Royaume-Uni. Mais au moment où il agrippait le furieux, une main happa Archibald par la barbe et le malheureux McClostaugh disparut parmi les combattants. Peu de temps après, on vit son casque flotter comme une épave sur le conglomérat de dos, de torses, de jambes et de bras. Galvanisé par la perspective de ce qui pouvait arriver à son supérieur, le constable Tyler, à grand renfort de coups de botte, frappa toutes les croupes se présentant à lui jusqu'à ce qu'il soit parvenu à dégager son chef fort mal en point et qui ne retrouva son souffle que pour égrener un chapelet de jurons dont l'audition précipita le révérend Haquarson à genoux pour supplier l'Eternel de se boucher les oreilles. Les joueurs des deux équipes, plus ou moins conscients après ce terrible pugilat, se redressaient, ne sachant plus trop quoi faire, lorsque Imogène, inspirée, et assurant du même coup sa gloire de façon impérissable, saisit le casque de McClostaugh et le passa au joueur de Doune le plus près d'elle. Ce garçon, encore à moitié assommé, crut qu'il s'agissait du ballon et, par un réflexe naturel, fonça vers les buts adverses suivi par les derniers membres de son équipe. Alors, Imogène offrit le ballon sur lequel elle était assise à Harold McCallum qui, accompagné de ses trois-quarts, partit en une série de fort jolies passes vers la ligne de but de Doune. Ainsi, on vit ce qui ne s'était encore jamais vu: les deux équipes se tournant le dos et courant toutes deux vers les poteaux de l'adversaire. Un méchant hasard voulut qu'alors Malcolm Nugent, ayant retrouvé une partie de ses esprits, ren-
tra sur le terrain en zigzaguant mais poussé par la certitude que son devoir l'y appelait, bien qu'il fût dans l'impossibilité complète de savoir pourquoi. Incapable de se rendre compte que la partie continuait, il avança, inconscient du danger. Le premier qui le heurta fut le demi-d'ouverture Charley Har-rison et ce au moment où il repassait le ballon à McCallum. Nugent, bousculé, perdit l'équilibre, partit à reculons pour se placer ainsi sur le trajet des 110 kilos de McCallum lancé à toute vitesse. Frappé de plein fouet, Nugent eut le temps de penser qu'il s'était égaré sur la voie du chemin de fer et qu'il venait d'être télescopé par le « Flying Scotchman », avant de s'étaler, une fois de plus, la figure dans l'herbe. Ainsi, il ne put entendre la formidable acclamation saluant l'exploit d'Harold McCallum posant le ballon entre les poteaux de l'équipe de Doune et s'assurant ainsi la victoire sur leurs traditionnels adversaires qui, de l'autre côté du terrain, contemplaient piteusement le casque d'Archibald McClos-taugh qu'ils venaient de porter jusque dans les buts ennemis. De rage, ils l'écrasèrent à coups de pied et lorsque le sergent récupéra son couvre-chef en si piteux état, il faillit prendre une attaque. Samuel Tyler dut le ramener à une plus saine compréhension des choses car Archibald voulait fourrer en prison tous les joueurs de Doune. Puis sa colère se tourna vers Imogène McCarthery qui, à cet instant, recevait les félicitations de tous ceux qui avaient été témoins de sa ruse. McClostaugh écarta d'une main ferme les admirateurs de l'Ecossaise et, sans mot dire, lui tendit son casque ou, mieux, ce qui en restait. Sidérée, Miss McCarthery demanda: — Qu'est-ce que c'est que ça?
Froid, le sergent répliqua:
— Ça, Miss, c'est le casque d'un agent de police de sa Gracieuse Majesté!
— Pas possible?
— Si, Miss... Un casque dont je suis responsable! Un casque qui m'a été offert par le gouvernement! Un casque qui a été payé par l'argent des contribuables! Un casque dont vous avez eu l'impudence de vous emparer pour en faire... ça!
— Oh! ArchieL. Est-ce bien vous qui me parlez ainsi?
Le ton d'Imogène fit impression et l'on commença à murmurer autour de McClostaugh qu'il y avait des gens vraiment mesquins. Le servent voulut protester, mais Ned Billings, le maire, lui coupa la parole :
— Je pense que
cela suffit, McClostaugh! Grâce à
votre casque et grâce, surtout, à Miss McCarthery,
nous avons gagné! La municipalité vous offrira un
nouveau casque et si elle refuse d'envisager cette
dépense extraordinaire, je vous en paierai un de
mes propres deniers!
Le maire fut acclamé et Archibald, rouge de confusion, se tut. Il rejoignit le constable et, avec cette mauvaise foi dont il ne se départissait jamais, il grogna:
— Alors, Samuel, vous êtes content de me voir ridiculiser?
— Ridiculiser, chef?
— Et à quoi ressemble, d'après vous, Tyler, un policeman privé de son casque? Un chef de gare sans casquette? Un évêque sans sa mître? A quoi, Tyler?
— A rien, chef.
— Exactement! A cause de votre amie Imogène,
je ressemble à rien et cela devant tout Callander! tit vous estimez que je ne suis pas ridiculisé?
C'est alors qu'un cri strident interrompit net le subtil exposé d'Archibald McClostaugh et le fit galoper en compagnie de Tyler en direction de l'endroit où déjà les spectateurs, n'ayant pas quitté le stade, se ruaient. Samuel et Archibald fendirent le cercle des curieux et se trouvèrent auprès d'Imogène regardant un homme étendu à ses pieds et en qui le sergent reconnut tout de suite l'amoureux de Miss McCar-thery. Le docteur Elscott, qui arrivait presque en même temps que les policiers, n'eut pas à examiner longtemps Fullerton pour se rendre compte qu'il était mort et que le décès devait être attribué à un coup de poignard porté sous l'aisselle de la victime et qui perça le cœur. Les assistants, horrifiés, se taisaient Imogène se passait la langue sur les lèvres qu'elle ne parvenait pas à humecter.
McClostaugh, ahuri, regardait ie cadavre, puis l'Ecossaise, puis à nouveau le mort avant de revenir sur Miss McCarthery et quand, enfin, il fut las de ce manège, il gémit:
— Et dire que vous m'aviez promis, Miss...
Le constable tenta de détourner d'Imogène l'orage qu'il devinait prêt à éclater.
— Peut-être, chef, qu'il serait bon de... Archibald lui ferma la bouche:
— Quant à vous, Tyler, vous êtes un escroc!
— Moi?
— Oui, vous! Vous avez eu le cynisme de vous faire offrir une bouteille de whisky sous prétexte que Miss McCarthery s'était enfin rangée! Je ne suis pas près d'oublier votre malhonnêteté, Sam!
— Mais, chef...
— Moira...
vous! Ce n'est pas croyable! A votre
âge!
— Ne soyez pas
cruel, Keith, par pitié!
Très digne, l'Irlandais s'interposa:
— McDougall, réglons cette affaire en gentlemen... Votre femme et moi, nous nous aimons !
— Depuis quand?
— A l'instant
— Je ne vous conseille pas de vous ficher de moi, O'Flynn!
— Vous commencez à m'embêter, McDougall!
— Je vous chasse, vous entendez, O'Flynn? Je vous chasse!
— Soit! Mais je partirai quand il me plaira!
— Si vous êtes
encore là demain, je vous tue!
Moira eut un râle d'épouvante et prit le parti de
s'évanouir. Son mari la ranima d'une paire de gifles et, l'empoignant par le bras:
— Allez donc
faire votre cours de cuisine aux
« troisième année » au lieu de vous prendre pour
Juliette, ma chère!
Demeuré seul, l'Irlandais allait se mettre à sa correspondance lorsqu'il se figea en voyant Imogène sortir de la bergère. Elle passa devant lui sans un mot, en se contentant au passage de lui adresser une horrible grimace. O'Flynn, né dans un pays où sur tous les chemins on ne cesse de se heurter aux elfes, aux lutins et aux farfadets, s'attrapa les cheveux à pleines mains pour s'assurer qu'il était bien éveillé et non pas victime d'un sort jeté par cette Ecossaise aux cheveux rouges qui ressemblait si parfaitement à une sorcière. Il la suivit des. yeux, hébété. Sur le moment de sortir, elle se retourna, plongea en une révérence tout en susurrant:
— Et si je vous arrêtais? ^P^&j^wa
— Moi? Eh bien! essayez donc pour voir? En tout cas, je m'en désintéresse de votre cadavre, vous entendez? Vous l'autopsierez vous-même, si le cœur vous en dit?
— Docteur Elscott, je vous somme de...
Mais le médecin, hors de lui, répondit par un mot d'une remarquable brièveté et qu'il n'avait jamais prononcé depuis le temps lointain de sa vie universitaire. L'effet de cette réplique fut tel que personne ne pensa à l'empêcher de se retirer, même pas Tyler. Rongeant son frein, Archibad s'en prit à Imogène, car il lui fallait s'en prendre à quelqu'un.
— En tout cas,
Miss, vous n'avez toujours pas
répondu à ma question! Pourquoi avez-vous crié?
Imogène montra le mort:
— Vous n'estimez pas que c'est une raison suffisante?
— Mon opinion n'a pas d'importance, Miss!... C'est la première fois que vous voyez quelqu'un mort de façon violente?
— Allons, Archie! Ce n'est quand même pas à vous de me demander ça, hein?
Le sergent en mordit son crayon de rage et faillit jeter son carnet au sol pour le piétiner. Le constable s'approcha de son supérieur pour tenter de l'apaiser:
— Chef, ne vous laissez pas aller!
— Vous vous permettez de me donner des ordres maintenant, Tyler? Quant à vous, Miss McCarthery, je vous préviens que je ne tolérerai pas plus longtemps que vous vous moquiez de la justice! Oui, je sais que vous avez déjà vu des hommes morts de mort violente, et cela par vos soins! Je n'ai rien oublié, Miss McCarthery, et c'est pourquoi je vous
pas sauter sur l'insulteur. OTlynn ajoutait, ironique:
— Je ne suis
pas en peine de trouver -un poste,
vous savez?
Moira s'approcha plus près de lui et se mit à ronronner. Miss McCarthery pensa à une grosse chatte que le printemps mettrait en folie après des années et des années de tranquillité. OTlynn paraissait aussi surpris que l'Ecossaise.
— Qu'est-ce qui vous arrive, Mrs. McDougall? Elle émit une espèce de roucoulement:
— Je m'appelle aussi Moira... Patrick... Du coup, le colosse se troubla:
— Je... Je ne comprends pas...
— Oh! Patrick... épargnez ma pudeur...
— Voulez-vous dire que... que vous...
— Que je vous aime, Patrick, pas autre chose... Du jour où vous êtes entré dans cette maison, j'ai senti que vous étiez l'homme que j'aurais dû rencontrer... l'homme que j'attendais... que j'étais résolue à attendre toute ma vie! Auriez-vous le cœur, maintenant que vous connaissez mon secret, de m'abandonner?
— Ecoutez, Mrs. McDougall, si c'est une tentative pour me faire changer d'avis quant à mon départ, je vous avertis que...
— Vous n*avez donc pas vu mes yeux, Patrick? Vous ne lisez donc pas dans mon regard?
— Entendons-nous bien, Mrs. McDougall. Depuis vingt-cinq ans, je ne vis que pour les mathématiques et je n'ai jamais eu le temps de penser à autre chose. Je juge l'espèce humaine sous l'angle de sa capacité à comprendre plus ou moins vite les cas d'égalité des triangles rectangles! Et vous ne sauriez vous douter à quel point le résultat est affligeant! Tenez, je suis
«— Moi?... Moi?... Je ne suis pas correct?
— Il n'est pas
d'usage, que je sache, que les poli-
cemen de service sortent sans casque... ou est-ce que
je mç trompe?
Ce coup d'une perfidie extrême parut frapper McClostaugh de façon définitive. Il ferma les yeux, pâlit, et ceux qui l'entouraient crurent que ses veines temporales allaient éclater tant elles se gonflaient. Ned Billings et Peter Cornway, le coroner, et William McGrew, l'épicier, et Ted Boolitt, du Fier High-lander manquèrent porter Imogène en triomphe, leur Imogène retrouvée!
Cornway étreignait le bras de l'épicier et lui confiait avec chaleur:
— C'est bien elle, n'est-ce pas?
— Pareille à ce qu'elle était autrefois!... A mon Idée, Cornway, nous sommes en train d'assister à un miracle!
Quant à Boolitt, il embrassait Billings.
— Ned, j'ai besoin d'embrasser quelqu'un car
cette
minute est une des plus belles de
ma vie! Il y a encore
de beaux jours à Callander!